Immobilier : qui veut perdre des millions ?
mercredi 14 décembre 2011 à 15h13
La plupart des professionnels belges de première ligne rencontrés à Cannes lors du dernier Mapic (salon international des professionnels de l'immobilier commercial) poussent le même cri d'alarme : il est devenu impossible de mener des projets immobiliers ambitieux en Belgique. La faute à l'inconstance des pouvoirs publics et au cadre législatif impraticable.
Thierry Behiels (Codic), Peter Wilhelm (Wilhem & Co), Patric Huon (City Mall) et Shalom Engelstein (Promotion Saint-Lambert) sont quatre patrons d'entreprises belges de promotion immobilière de premier plan. Ils sont concurrents, mais tiennent un discours unanime quand il s'agit de donner leur avis sur leurs projets futurs en Belgique. D'après eux, le terrain est devenu à ce point impraticable qu'il vaut mieux exporter son savoir-faire là où le risque entrepreneurial est plus transparent et cadré. De nombreux promoteurs n'ont pas hésité à aller voir ailleurs, parfois très loin, comme la jeune société Pylos partie au Brésil pour y développer ses activités soutenues par des investisseurs flamands ambitieux. D'autres jouent la carte de l'Europe de l'Est, comme Ghelamco (Pologne), Immobel (Pologne) ou Atenor (Hongrie, Roumanie).
Il est vrai que, mis à part la crise que traverse le secteur, notamment sur le segment des bureaux, la liste des projets rabotés, avortés, ballotés au bon vouloir des princes locaux, régionaux, fédéraux ou du calendrier des élections ne cesse de s'allonger. Citons-en quelques-uns ; contournement autoroutier d'Anvers, de Liège ou de Bruxelles, projet The Loop à Gand, siège de FedEx à La Hulpe, projet Toison d'Or à Ixelles, îlot du Grognon à Namur, site de Tour & Taxis ou rue de la Loi à Bruxelles, Palais des Expositions à Charleroi, place Saint-Lambert, parvis de la gare Calatrava ou tour des Finances à Liège, projet commercial Au Fil de l'Eau à Verviers, etc.
«On se trouve actuellement avec trois systèmes législatifs différents avec des compétences accrues aux régions. En outre, les avis jurisprudentiels rendus par la justice sont souvent contradictoires. Et il faut encore ajouter à cela la législation européenne, contraignante, notamment sur le plan du droit commercial, toujours pas adapté au niveau belge régional. Comment voulez-vous qu'on puisse fonder des projets de centaines de millions sans prêter le flanc à des recours ou à des avis qui remettent tout en question ?», résume Thierry Behiels (Codic).
«S'il est devenu impossible de se fier à la législation actuelle, régionale ou fédérale, et de trouver un fonctionnaire qui l'applique de façon univoque et transparente, il est tout aussi rare de traiter avec un édile local qui tienne sa parole. Tout le monde joue avec le flou. Et avec notre argent...», ajoute un développeur, soucieux de ne pas être cité «par crainte de représailles».
Ajoutant à cela les querelles régionalistes, électoralistes, les nominations politiques ou les malversations notoires -comme celles qui sclérosent depuis des années le fonctionnement de la Régie des Bâtiments, le bras immobilier de l'Etat, il y a de quoi aller voir ailleurs si le sol est plus stable pour construire.
Au nord comme au sud
Ainsi en est-il actuellement du combat des chefs - on parle d'investissements de 600 à 900 millions d'euros - opposant Bruxelles et la Région flamande à propos de la création d'un nouveau centre commercial d'envergure. Deux projets s'opposent : le mégacentre commercial NEO au Heysel et le complexe de bureaux et de boutiques Uplace à Machelen. Ici, élus régionaux et communaux règlent leurs comptes par médias et avocats interposés. Le président d'Uplace, Bart Verhaeghe, a réagi sévèrement le 14 novembre dernier lors d'une conférence de presse et dans l'émission télévisée Terzake (Canvas) à propos des récentes levées de bouclier des politiques locaux à l'encontre de la construction de son centre.
Le patron flamand, par ailleurs président du FC Bruges et maître d'ouvrage d'un nouveau projet de stade et de centre commercial annexe, s'est dit «particulièrement surpris de certaines réactions» face à ce projet stratégique qu'il porte depuis 2007 et qui devrait venir s'implanter sur l'ancien site des usines Renault. Bart Verhaeghe rappelle que son projet a été soumis à huit reprises au contrôle citoyen, que 18 instances ont émis un avis et que les résultats de «toutes ces procédures démocratiques» ont été intégrés au projet. «Malgré tout cela, nous sommes encore confrontés à un certain nombre de potentats se plaçant au-dessus des lois», explose-t-il.
«La situation est devenue encore plus impraticable au nord du pays qu'au sud», faisait remarquer dernièrement un constructeur flamand citant la dernière circulaire du ministre Peeters en matière de permis d'environnement.
Pourtant, la guerre fait rage aussi en Wallonie. Quand ce ne sont pas ministre et administration qui se contredisent. Des exemples ? La querelle de clocher qui opposa il y a deux ans André Antoine et Raymond Langhendries à Jean-Claude Marcourt dans le dossier de réhabilitation du site des Forges de Clabecq ou celle, plus récente, qui a fait les gros titres de la presse et concernait le «marchandage» supposé autour du tracé du tram liégeois, mettant dos à dos le même André Antoine et le ministre de l'Aménagement du territoire Philippe Henry. Il y a quelques mois, c'était un autre gros dossier immobilier wallon, très politiquement marqué, qui avait servi de prétexte à une brochette de ministres PS pour déstabiliser Philippe Henry (ecolo) : celui du centre commercial de Farciennes, dont ce dernier avait recalé le permis.
«C'est bien simple, fait remarquer un patron : pour l'instant, hormis le projet Rive Gauche à Charleroi, il n'y a plus aucun projet de taille qui soit passé sous les fourches caudines politico-juridico-administratives. Et avec les élections communales qui approchent, tout va rester figé pour des mois. Il n'y a que lorsque l'Etat est maître d'ouvrage qu'on enclenche la vitesse supérieure, après avoir tourné en rond des mois ou des années en tentant de s'attribuer la paternité du dossier. Si toutefois un groupe de riverains, souvent piloté par l'opposition politique locale, n'introduit pas un recours auprès du Conseil d'Etat. Ça, c'est l'autre épidémie belge à la mode. Et ce sont toujours les mêmes dindons privés qui perdent du temps et de l'argent.»
«Pour 100 balles, t'as un recours»
Pour quelques centaines d'euros, un recours auprès du Conseil d'Etat peut être introduit, permettant de bloquer un projet. Ce blocage entraîne cependant des dépenses extraordinaires en frais juridiques et bancaires pour le maître d'ouvrage ou le promoteur, dépenses dépassant parfois plusieurs millions d'euros par an, avant d'avoir pu investir réellement dans la construction du projet. Les reports déstructurent parfois l'ensemble du plan financier et commercial du projet au point de mettre à mal sa rentabilité. «On en arrive à monter des projets qui ne ressemblent plus à rien tellement ils sont remodelés et tellement ces dépenses périphériques ont grevé l'enveloppe de départ négociée avec les banques», ajoute un promoteur wallon présent au Mapic.
«Il est bien difficile de nos jours d'avoir des certitudes juridiques. Les textes sont nombreux, complexes, parfois inadaptés, suscitant des interprétations. Il faut souvent s'entourer de plusieurs avis juridiques avant de retenir une option aux conséquences financières parfois importantes. Il faut avoir les reins solides pour continuer à faire de la promotion, alors que ceux qui financent des projets exigent avant tout de la sécurité», constate Patric Huon, le patron de City Mall, aussi dépité que persévérant. Ce dernier attire l'attention sur «la concurrence déloyale». Selon lui, alors que l'on cadenasse depuis plus de 30 ans toute nouvelle offre commerciale d'envergure sur le terrain classique, la vente sur Internet se développe à une vitesse exponentielle sans aucune balise législative et juridique cohérente. «C'est un combat inégal. Ce qu'on interdit en prétextant des arguments socio-économiques ou urbanistiques souvent subjectifs, on le laisse faire impunément de l'autre côté. Si on n'agit pas rapidement, c'est un modèle commercial de proximité que l'on mettra en péril, avec des incidences encore mal évaluées par les responsables locaux, notamment pour le coeur commercial des villes», prévient Patric Huon, persuadé qu'au niveau local on est en train de perdre la guerre en se trompant d'ennemi.
L'herbe moins brûlée ailleurs ?
Résultat de cette situation qui a trop duré : les promoteurs -mais aussi les constructeurs, propriétaires ou investisseurs - belges vont prendre ailleurs, en France et aux Pays-Bas notamment, les risques qu'ils ne maîtrisent décidément plus sous nos latitudes.
Thierry Behiels est l'un des premiers à avoir tourné la page belge et à mener avec succès plusieurs projets d'envergure dans tous les coins de France. Le patron de Codic a dû abandonner des projets : «Ces projets avortés coûtent cher à l'Etat belge en termes d'emplois et de rentrées financières. Par contre en France, le promoteur est considéré comme un partenaire et un entrepreneur. C'est plus clair, plus transparent, plus facile. Et donc, plus profitable pour tout le monde. En Belgique, les partenariats public-privé sont beaucoup moins aboutis et il n'y a pas assez de confiance entre les partenaires. On ne voit souvent que le profit à court terme au détriment de la collectivité».
Même son de cloche du côté de Wilhelm & Co, qui a sondé les marchés français, portugais et italien, lassé d'attendre que ses projets belges aboutissent. «Il nous a fallu 15 ans pour atteindre la construction de l'Esplanade à Louvain-la-Neuve. En France, on nous accueille et on nous écoute. Les marchés auxquels nous répondons, basés sur de vrais concours transparents, permettent d'anticiper clairement les délais et les dépenses. Résultat : en trois ans, on sait de quel bois se chauffer. Les influences politiques existent ailleurs aussi, mais influencent de façon moins dommageable le calendrier», explique Peter Wilhelm. Sa société vient de remporter un concours pour la construction d'un projet de centre commercial et de logements près d'Orly.
Mais l'hémorragie ne se résume pas au marché du développement ; des sicafi comme Montea (semi-industriel), Ascencio (commercial), Aedifica ou Cofinimmo (seniories) vont chercher dans l'Hexagone ce que la Belgique n'est plus en mesure de leur fournir, tant le marché est au point mort.
Logements : l'horloge tourne
Depuis des mois, les responsables publics du pays, toutes régions confondues, crient l'urgence de construire des logements pour répondre à la croissance de population - urbaine prioritairement - annoncée à l'horizon 2020. Mais la plupart des promoteurs belges actifs sur ce segment courent les ministères, les hôtels de ville et les cabinets d'avocats pour faire avancer les délivrances de permis. «Le bon vouloir du prince local est devenu à ce point la règle que la plupart des projets s'essoufflent dans les méandres administratifs», soupire un architecte, qui dit passer l'essentiel de son temps à faire autre chose que son métier. «On joue avec le feu alors qu'il est urgent de rentabiliser toutes ses énergies pour construire l'avenir», poursuit-il. C'est le moteur principal de l'économie du pays qui tousse et menace de s'arrêter.
La solution ? «Institutionnaliser les concours en les rendant indépendants de la mainmise politique, propose l'architecte interrogé. Mais aussi former les responsables politiques et les fonctionnaires et les rendre responsables de leurs actes quand ils jouent avec l'argent privé. Le temps, c'est de l'argent. Le problème, dans la situation qui nous occupe, c'est que ceux qui décident ne sont pas ceux qui paient. Il doit y avoir davantage de rigueur, de transparence et de délais imposés dans les procédures.»
Philippe Coulée et Jo Jacoby
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire