Powerpoint, un logiciel qui rend stupide ?
(par L'Institut de l'Entreprise) - En 2008, 500 millions de personnes utilisaient Powerpoint dans le monde et le logiciel s’immisce aujourd’hui dans de nombreux secteurs, dépassant très largement l’univers de l’entreprise. Retour sur la conférence-débat avec Frank Frommer, auteur de "La Pensée Powerpoint", et Nicolas Liolakis, associé Senior Bain & Company.
Frédéric Monlouis-Félicité introduit cette rencontre de Lisbonne en expliquant qu’elle est la première d’un cycle portant sur la nouvelle critique de l’entreprise. La critique traditionnelle de l’entreprise comme lieu d’aliénation et d’exploitation de l’homme, critique de type marxiste, se trouve effectivement revivifiée par des philosophes, des sociologues, des créateurs, voire par les artisans de ce que l’on peut appeler la « dérision branchée ». Il s’agit donc de mettre face à face des dirigeants et les porteurs de cette critique, afin de mieux comprendre comment celle-ci s’énonce et s’incarne.
Cette compréhension sera utile soit pour renouveler l’argumentaire que les entreprises opposent à ceux qui les critiquent, soit pour faire évoluer certaines de leurs pratiques. Cette séance sera consacrée au logiciel Powerpoint qui, depuis sa naissance en 1987, a introduit dans l’entreprise les notions de slides, animations, listes à puces, etc., autant d’outils destinés à enrichir la présentation des projets. Il s’est largement diffusé, représentant 500 millions d’utilisateurs dans le monde en 2008, et s’immisce aujourd’hui dans tous les domaines, bien au-delà du monde de l’entreprise.
Dans son ouvrage La pensée Powerpoint (1), paru en octobre 2010, Franck Frommer dénonce vigoureusement cette « contamination généralisée », développant la thèse d’un formatage de la pensée. Pour lui, Powerpoint réduit la pensée, assèche la réflexion et l’échange, en simplifiant à outrance les idées, y compris en permettant un maquillage des informations, et en transformant la moindre réunion en spectacle. Frédéric Monlouis-Félicité indique avoir relevé, à la lecture du livre, trois illusions : l’illusion de la réflexion, parce que l’outil appauvrit la pensée, nivelle la réflexion, ne crée aucune connaissance et étouffe la prise de décision raisonnée ; l’illusion de la collaboration, parce que le logiciel, censé permettre un travail d’élaboration en commun, est en fait utilisé comme un somnifère des organisations, une sorte d’instrument d’hypnose collective ; l’illusion du contrôle, parce qu’une présentation simple et schématique peut faire croire à la maîtrise de problèmes bien trop complexes pour pouvoir se réduire à une liste à puces. Au cours de la séance, Franck Frommer développera plus amplement son argumentaire et débattra, dans une confrontation critique et constructive, avec Nicolas Lioliakis, consultant associé du cabinet Bain & Company.
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FRANCK FROMMER
Auteur de La pensée Powerpoint
Pourquoi écrire un livre sur Powerpoint ? En introduction de son propos, Franck Frommer évoque les réactions recueillies à la sortie de son livre : d’un côté, réactions positives de journalistes découvrant un mode de communication dont ils ignoraient l’existence et, de l’autre, réactions enthousiastes de personnes concernées par son utilisation, faisant passer l’auteur pour une sorte de « vengeur masqué ». Même dans les journaux spécialisés en management ou en économie, sa critique de Powerpoint a donné lieu à des marques d’accord.
La réflexion a donc été effective pendant quelques semaines, même si le recours au logiciel reste massif et risque de s’accroître. Son but n’était pourtant pas d’écrire un livre à charge. Le titre est d’ailleurs tiré d’une déclaration du général américain James N. Mattis (2), qui va jusqu’à imputer à un usage invraisemblable du logiciel les difficultés de l’armée américaine en Afghanistan. L’enquête, lancée à partir du constat selon lequel Powerpoint est devenu le langage universel de l’entreprise, visait en fait à répondre à trois questions. Pourquoi le logiciel est-il omniprésent ? Comment fonctionne-t-il ? Peut-on y voir des effets pervers ?
Cette enquête permet, dans le même temps, de faire un point sur l’évolution de l’entreprise depuis une vingtaine d’années et sur les profondes modifications que celle-ci a subies du fait de la crise, de la globalisation, de la financiarisation des marchés ou de l’émergence des nouvelles technologies. Ainsi, le passage d’organisations verticales à des organisations transversales a augmenté les échanges et le nombre des réunions. La logique du « tout est à vendre » a induit la nécessité, pour l’entreprise, d’une séduction permanente de ses clients, de ses collaborateurs, de ses managers et de ses actionnaires. Les nouvelles technologies ont accéléré le mouvement en permettant des échanges de plus en plus automatisés. Enfin, dans le milieu des années 1990, des hordes de consultants ont envahi les entreprises, apportant avec elles des stocks de présentations et de modèles. La diffusion de Powerpoint correspond donc à une évolution généralisée des organisations vers le management par projet.
Une novlangue indigente...
Powerpoint offre un langage terriblement appauvri, avec un vocabulaire composé de 500 à 600 mots. Le logiciel fonctionne sur la base de listes, hiérarchisées ou non, ce qui peut avoir de graves conséquences. Dans le cas de la navette américaine Columbia qui s’est écrasée en 2003, par exemple, son lancement aurait pu être différé si une information importante n’avait pas été reléguée à un niveau très inférieur dans une série de 28 slides de présentation de la NASA et avait pu être lue. Le logiciel utilise en outre un langage publicitaire : il faut faire court, donc simple. De fait, les énoncés sont de plus en plus concentrés et finissent par être incompréhensibles sans le support de l’orateur. Sous l’angle grammatical, le discours est autoritaire, avec un emploi courant de l’infinitif, néanmoins plus « doux » que l’impératif.
Ce recours à l’infinitif, conjugué à l’utilisation d’expressions toute faites, crée une langue totalement désincarnée et parfaitement déresponsabilisante. En définitive, le langage Powerpoint est une novlangue qui impose des faits,plus qu’elle n’informe. Il produit un discours top-down, interdisant tout débat et toute discussion. En termes graphiques, la forme importe plus que le contenu : quand les diagrammes ne sont pas illisibles, ils sont formés d’empilements de gabarits préétablis. …, une contamination universelle Mais, si l’on considère le dispositif en lui-même, Powerpoint constitue une formidable machine à raconter des histoires et à vendre, comme en témoigne le cas de Steve Jobs, devenu le « pape » de la présentation.
Cette situation soulève des interrogations quand un homme politique américain, Al Gore, construit un documentaire (3) en utilisant tous les artifices propres à cette pratique. Dans le cas de la magnifique présentation faite par Colin Powell en 2003 à l’ONU (4), elle devient tragique. Comment les modèles de management ont-ils pu se propager dans des univers auxquels ils n’étaient pas destinés au départ ? Ils se sont répandus, par le biais des consultants, dans les administrations et les services publics, où les fonctionnaires sont complètement déstabilisés par ces nouvelles organisations qui, on le sent bien, ont été imaginées dans d’autres contextes.
Pour caricaturer le phénomène, on appliquera à un hôpital public français un modèle développé pour la réorganisation d’une usine chilienne. On retrouve également ces modèles dans la gestion des ressources humaines, comme l’illustre parfaitement la présentation d’un plan social concernant 22 000 personnes au sein de France Télécom. Plus inquiétant, ils sont présents dans le secteur de la pédagogie. Powerpoint est effectivement très répandu dans les écoles et universités. Or peut-on utiliser un outil destiné notamment à vendre et à argumenter dans le domaine de l’acquisition des savoirs et de la construction du sens ?
Les jeunes commencent à être évalués sur la base de slides et de présentations : on en arrive ainsi à une pure logique de casting et de techniques de présentation, à tel point que, par exemple, la pratique de Powerpoint était citée dans un rapport remis à Valérie Pécresse, en 2010, sur la capacité des étudiants en sciences humaines et sociales à trouver du travail. En conclusion, si Powerpoint est un très bon support pour communiquer sur des actions et transmettre des décisions, son usage systématique induit de nouvelles formes de relations au travail, de pratiques et de fonctionnement des organisations : simplisme et vision schématique du monde ; appauvrissement du discours ; logique de vente universelle ; injonction à communiquer, à faire du spectacle ; communication univoque et autoritaire ; passivité de l’auditoire ; logique du livrable. S’il est peut-être un peu exagéré de prétendre que Powerpoint rend stupide, on peut néanmoins constater que le logiciel appauvrit considérablement l’esprit, ce qui exige que l’on trouve un moyen de ne pas l’utiliser systématiquement.
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NICOLAS LIOLIAKIS
Associé senior, Bain & Company
Nicolas Lioliakis explique que ses premières expériences avec Powerpoint ont été assez difficiles, mais que, dans le cadre de ses fonctions, il a effectivement à son actif de nombreuses « heures de vol» dans ce domaine. Si sa position converge avec celle de Franck Frommer, c’est certainement sur la question de la saturation des modèles de management actuels, que l’utilisation de Powerpoint propage et stimule. À cet égard, trois thématiques abordées dans le livre La pensée Powerpoint peuvent être précisées.
La question du consulting
Nicolas Lioliakis indique, en premier lieu, que son activité ne consiste pas à produire des slides : elle consiste à délivrer des conseils aux dirigeants et aux organisations, y compris sur la façon de dépasser les paradigmes managériaux qui sont en vogue. Certes, il existe une forme de consulting moins soucieuse de déontologie et qui diffuse du prêt-à-penser, mais ce n’est pas une pratique pour les grandes institutions de cette profession. Par ailleurs, le pouvoir des consultants n’est pas, en réalité, aussi grand que ce que décrit Franck Frommer, ni leur capacité d’influence aussi claire et répandue. En synthèse, les dérives mises en exergue - discours impersonnel et universalisant, multiplication d’une même opportunité commerciale - correspondent à des aberrations du système.
Les limites techniques du langage Powerpoint
Effectivement, le code Powerpoint est assez contraignant et le logiciel propose une mise en scène du contenu à partir de schémas préétablis. Mais est-ce le média qui rend stupide ou la pensée qui, dès l’origine, est limitée ? Nicolas Lioliakis explique qu’on peut parfaitement utiliser le logiciel en ayant le souci d’un discours nuancé et précis et que, pour sa part, il peut distinguer une mauvaise d’une bonne présentation Powerpoint. En revanche, la matière manipulée dans le monde de l’entreprise n’est pas toujours très conceptuelle et les problématiques traitées sont finalement assez opérationnelles et de l’ordre de l’ urgence. C’est aussi pourquoi, dans cet univers, les personnalités pleines d’énergie, de motivation et d’ambition réussissent parfois mieux que les profils plus conceptuels. Au-delà de cette notion de disposable thinking, de pensée jetable, il faut aussi considérer l’origine de l’outil et certaines différences culturelles.
Les anglos-saxons, de par leur cursus académique, donnent souvent l’impression d’avoir plus de difficultés que les Européens pour structurer un raisonnement logique. La réaction de Franck Frommer s’explique donc aussi peut-être par une différence d’architecture de la pensée et de bagage académique, l’articulation d’une pensée logique pouvant être plus ou moins maîtrisée par les uns et les autres. Les Français en tout état de cause sont très jaloux de leur formation logique, sans toutefois que cela ne leur donne un avantage concurrentiel clair en entreprise. En définitive, les critiques faites à l’encontre de Powerpoint sont celles qu’on pourrait faire à l’anglais du monde du business, une version très restrictive et parfois pauvre des possibilités que la langue offre par ailleurs. Mais cette simplicité permet aussi de dialoguer, certes de façon minimaliste, sur toute la surface du globe.
La dynamique entre l’outil et les organisations
Cette question renvoie à celle de la diffusion des bonnes pratiques, qui induit probablement un nivellement par le bas. Powerpoint, logiciel présenté comme un outil collaboratif et se révélant être une structure contraignante, s’inscrit donc parfaitement dans son temps. Depuis les années 1990, on s’est appliqué à mettre en oeuvre toutes les bonnes pratiques managériales tendant à optimiser le système de gratification et d’incitation à la performance. On a utilisé toutes les ressources de l’intelligence pour éliminer tous les défauts du système, mais on commence à observer des rendements décroissants de cette ingénierie de la performance dans les organisations et de la logique collaborative mise en place depuis plusieurs années.
Ce phénomène est inquiétant. On peut ainsi stigmatiser telle ou telle entreprise qui vit une crise culturelle ou managériale, mais, le plus souvent, cette entreprise a agi exactement comme les autres et rien n’est choquant dans le modèle managérial qu’elle a appliqué. Le problème, c’est l’absence de réflexion sur le contexte et sa compatibilité avec ces fameuses bonne pratiques. Il y a plus globalement un questionnement plus large de l’environnement de travail, et un problème de sens au travail et de confort des individus avec lequel le livre et ses thématiques résonnent. Comment expliquer à de jeunes consultants, qui ont conquis dans les années 2000 l’équilibre entre leur vie personnelle et leur vie professionnelle et qui cherchent un sens à leur activité, qu’une slide produite dans un cabinet de conseil « produit du sens » et est « bonne pour l’environnement ou la société » ?
La critique sous-jacente est donc celle de la littérature managériale et des paradigmes managériaux dominants, qui passent effectivement souvent par l’intervention du consultant ou l’utilisation de Powerpoint. Cette critique est celle de la diffusion excessive des systèmes de contrôle et de pilotage qui contribuent à relâcher les vrais liens collaboratifs dans l’entreprise. Il faut donc s’interroger sur la façon de dépasser les systèmes actuels de gratification et de contrôle. En d’autres termes, c’est la pensée managériale en elle-même, et non Powerpoint, qui constitue le coeur du problème.
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ÉCHANGES AVEC LA SALLE
Frédéric Monlouis-Félicité observe que, même si cette dernière intervention ouvre plus de perspectives, on peut néanmoins s’interroger sur les aspects quasi-totalitaires de Powerpoint, tels que les décrit Franck Frommer dans son livre. La réaction de certains grands patrons qui refusent l’utilisation du logiciel ne peut-elle être considérée comme un signe d’espoir, parmi d’autres ? Franck Frommer insiste sur l’injonction paradoxale qui consiste à utiliser des modes de communication très cadrés et formatés dans le but de libérer la parole et cite en exemple un gabarit préétabli dans Powerpoint, dénommé « séance de créativité ».
Imposer quelque chose d’ouvert peut tout simplement conduire à la folie ! Le livre remet bien en cause les modèles managériaux, et non simplement Powerpoint, qui n’est qu’un des véhicules de leur diffusion. Il dénonce l’application de ces modèles à d’autres domaines que celui de l’entreprise. Dans le cas de l’enseignement, les conséquences peuvent être graves : on apprendra aux enfants à être des entrepreneurs, plus que des citoyens. S’agissant des signes d’espoir, la situation semble au contraire ne pas s’améliorer. Franck Frommer explique devoir désormais réaliser des interviews sur la base de présentations Powerpoint, et non d’entretiens avec la personne. Cela l’oblige à construire des discours en se fondant sur des supports complètement inadaptés.
Powerpoint est certainement utilisé à bon escient dans la plupart des cas. Cela n’empêche pas que ce logiciel contribue à disséminer un mode de pensée. Charles de Froment souligne à quel point la culture des sciences sociales s’est perdue depuis les années 1970 et 1980 et à quel point le discours managérial, dénoncé ici comme simpliste, souffre de cette absence. La démarche qui consiste à aller « faire son marché » de bonnes pratiques traduit aussi une forme de méfiance vis-à-vis de la pensée universitaire. Un sociologue évoquait les « comparatistes pressés », qui s’empressent d’aller chercher un modèle et d’établir des comparaisons. Les entreprises sont friandes de ce type de démarches et finissent par recueillir des chiffres dont la validité scientifique est en fait nulle.
Enfin, la pensée managériale repose sur une anthropologie assez faible, qui consiste à penser que les personnes réagissent comme des automates à l’incitation. Franck Frommer rappelle que la globalisation a une origine plutôt anglo-saxonne et que le modèle des sciences sociales, tel qu’il a émergé au XXe siècle, notamment en Europe occidentale, n’est probablement pas en phase avec les modes de management qu’elle induit. Aujourd’hui, certains professionnels, en particulier dans le domaine de la communication interne, commencent à revenir vers les sciences sociales, constatant que la mise en place de procédures routinières et mécaniques ne fonctionne pas, par exemple en matière de ressources humaines.
Nicolas Lioliakis ajoute que les sciences sociales, telles qu’elles sont pratiquées en Europe, restent du domaine de la recherche fondamentale. Le cabinet Bain & Company essaie régulièrement de travailler avec des sociologues, mais ceux-ci ont du mal à aller au-delà de l’énoncé du diagnostic. Par ailleurs, même dans un cabinet d’envergure mondiale comme le sien, les process pensés à Boston sont déclinés en fonction des spécificités locales. Philippe Thiria indique que la maîtrise de Powerpoint est désormais considérée comme un critère d’intégration des cadres, y compris des cadres techniciens, dans l’entreprise. C’est donc une compétence nécessaire, et non plus utile.
Contrairement à l’ancien système des transparents, le dispositif est effectivement linéaire : on ne démontre qu’une seule chose, dans un certain ordre et avec un certain rythme, étant précisé, au passage, que de nombreux chercheurs en sciences humaines ont un discours tout aussi affirmatif. En revanche, la diffusion de Powerpoint a conduit à une implantation massive de projecteurs, qui peuvent parfaitement être détournés pour afficher d’autres types de documents et permettre un travail collaboratif. Nicolas Lioliakis répond que, en toute vraisemblance, l’outil Powerpoint aura fortement évolué dans dix ans et permettra certainement plus d’interactivité. Pour autant, cela ne changera probablement rien en termes de postures ou de logiques de collaboration.
Franck Frommer confirme, quant à lui, que les anciennes pratiques permettaient une plus grande interactivité et que le système Powerpoint ne propose qu’une relation top-down, dans laquelle l’un a l’autorité et l’autre reçoit le discours. On en revient donc au paradoxe qui consiste à créer des outils ne répondant pas aux objectifs pour lesquels ils ont été construits. Une participante s’interrogeant sur la ou les solutions possibles, Franck Frommer explique que, pour lui, tout véritable changement serait de l’ordre de la révolution culturelle. Les entreprises, les écoles de commerce et de management doivent se poser la question de savoir comment communiquer et travailler ensemble, comment faire en sorte que les salariés ne soient plus passifs et stressés. Quelque chose ne fonctionne pas et Powerpoint n’est qu’un tout petit symptôme du problème. Le malaise est beaucoup plus profond.
Nicolas Lioliakis évoque, pour sa part, le fait que la note de synthèse reprend sa place dans le système, tout du moins en France. Cet exercice peut d’ailleurs être très désarmant pour un consultant. Il cite également un exemple illustrant le phénomène de normalisation de la prise de parole : les dirigeants du cabinet Bain & Company ayant la volonté de faire progresser les femmes au sein de leur structure se sont rendus compte que, en toute bonne foi, ils avaient inclus dans leur système normatif d’évaluation de la performance des critères sexués, comme notamment le fait d’être assertif. Les femmes ont moins tendance à utiliser cette forme de prise de parole, visant à en imposer, et il s’agit là, plus d’une caractéristique culturelle, que d’une véritable qualité professionnelle.
Un participant, salarié du groupe Thalès, explique travailler au milieu des slides Powerpoint. Pour lui, ce sont des outils de collecte de l’information, qu’il ne cherche absolument pas à mettre en scène avec de jolies images ou des effets sonores. Les dirigeants avec qui il travaille n’ont pas le temps pour cela ! Nicolas Lioliakis souligne tout de même qu’il est très aisé de créer un vernis institutionnel en reprenant les présentations d’autres sociétés, et seul un oeil exercé fera la différence. Franck Frommer précise que, si la grande majorité des présentations sont effectivement très sérieuses, une injonction demeure à réaliser un document séduisant et sympathique, à l’instar de la présentation médicale évoquée dans le livre. Il paraît que les Chinois, lorsqu’ils ne souhaitent pas recevoir de présentations Powerpoint, indiquent simplement : « no cartoons ».
Ce même participant, ainsi qu’un autre, reviennent sur les avantages du logiciel. Il peut permettre de suivre un orateur peu charismatique et disposant de peu de talents littéraires et rendre son intervention moins ennuyeuse. Il faut en outre considérer l’objectif fixé : selon les cas, Powerpoint peut être utilisé comme un outil de communication interne, de communication externe, d’aide à la décision, de formation, de discussion,... Enfin, le succès du logiciel s’explique aussi par le fait que son introduction a permis de favoriser la tenue de réunions, en organisant de fait le temps de parole. Selon une participante, il faut aussi s’interroger sur les carences de communication dans les organisations. À force de séquencer les processus dans les grandes entreprises, on finit par ne plus avoir de vision globale.
On demande donc à des consultants de détailler et récapituler ces processus, ce qu’ils font en interrogeant les salariés des différents services, en récupérant la substantifique moelle et en la synthétisant. Les consultants établissent donc tout simplement une synthèse des connaissances présentes dans l’entreprise. Mais cette matière est présentée à un cercle restreint, l’information redescend rarement et, du fait des compétences qu’exige la préparation d’une note de synthèse, notamment en termes de maîtrise de la langue, on en établit rarement. Comme personne ne s’est finalement approprié le sujet, il ne reste plus que la présentation Powerpoint après le départ des consultants et on ne peut rien en tirer en leur absence. Nicolas Lioliakis confirme que c’est pour cette raison que les consultants sont beaucoup moins puissants qu’on peut le croire. Selon lui, ils sont tout simplement à l’image de leur client. Plus celui-ci est intelligent et exigeant et meilleurs ils seront.
Rédactrice du compte-rendu : Cécile Béguery, pour l'Institut de l'entreprise
(1) La pensée Powerpoint, enquête sur ce logiciel qui rend stupide, Éditions La Découverte, Paris, 2010
(2) Selon un article du New York Times, le général James N. Mattis du corps des Marines américains a affirmé, lors d’une conférence en avril 2010 : « Powerpoint nous rend stupides! »
(3) An Inconvenient Truth (Une vérité qui dérange), documentaire américain, 2006
(4) Cette présentation datant du 5 février 2003, réplique exacte d’une présentation faite quarante ans auparavant dans l’affaire des rampes de missiles à Cuba, était destinée à démontrer l’existence d’armes de destruction massive en Irak et à convaincre l’opinion mondiale de la nécessité d’un engagement armé contre ce pays.
7 COMMENTAIRES
Attention de ne pas confondre média et message.
Powerpoint est un média permettant beaucoup choses différentes.
Le formatage des modes de pensée dans l'entreprise et l'omniprésence des indicateurs quantitatifs (plutôt que des concepts qualitatifs) est le vrai problème.
POWER POINT est un super logiciel qui profite si j'ose dire de la puissance des images. Il est possible de présenter avec la force de l'évidence des liens logiques et des formes de hiérarchisation très discutables. Autrement dit là ou un lecteur rechignera à suivre un argument douteux, il abondera plus facilement à la jolie flèche rouge partant du haut du slide et allant vers le bas.
Tout dépend de la façon dont on utilise cet outil ! L'ouvrage très récent "La présentation mise à nu" de Garr Renolds (édité chez Person) constitue une réponse très opportune à ce procès d'intention. PowerPoint peut constituer un excellent somnifère ou un "guide âne" pour intervenants surchargés de travail. Mais, bien utilisé et avec une méthode conjuguant à la fois la méthode cartésiene et la philosophie Zen, elle peut faciliter la communication, un art difficile, il est vrai ! Lisez cet ouvrage, c'est un chef d'oeuvre dans sa catégorie, celle des livres utiles !
Steve Jobs, utiliser un truc aussi primitif que M$ power point ? J'en doute… Je parierait plutôt sur Keynote… Quant à moi, je préfère Impress (Open Office), entre gratuité et absence de virus.
Cela dit, il y a pire que les adorateurs de M$ power point : ce sont ceux qui y intègrent M$ excel. Tous les défauts de base, plus des tableaux de 25 lignes en corps 10…
Même sans cela, j'ai déjà vu d'excellents exposés broyés en allumettes par un rapporteur, qui avait décidé que son compte rendu devait "rentrer dans le moule pôvre point".
Pour conclure, je ne voudrais pas laisser passer l'évocation, dans cet excellent article, des inénarrables "bonnes pratiques" sans évoquer à mon tour le triste sort des GLORMFF : tous les efforts de R&D de la tribu ont été focalisés sur les bonnes pratiques de taille du silex, ce qui leur a permis d'optimiser leurs processus et d'atteindre l'excellence à 3 sigma et demi (depuis le paléolithique, nous n'aurions donc guère progressé que de 2,5 sigma ?) dans leur "core business". Cette orientation était visiblement la meilleure, car validée par plusieurs consultants du milieu de la taille du silex. Et toute cette admirable gestion, cette organisation exemplaire (citée dans plusieurs gravures pariétales dans les meilleures cavernes de formation au management) pour finir dans l'estomac des SKLIFG, qui faisaient un bronze de mauvaise qualité…
Les "bonnes pratiques" ont un avantage, un seul : elles rassurent les gestionnaires, qui ont l'illusion de "gérer", de "prévoir", voire (parfois) de comprendre. Et qu'ils sont importants.
Frank Frommer et Nicolas Liolakis ont enfoncé des portes déjà largement ouvertes. Dès 2003 Rafi Haladjian dans un petit livre, qui n'a pas pris une ride, a commis une critique jubilatoire et indispensable pour préparer ou assister à une présentation Power Point, étudier ou établir un business plan (avec Excel), ou plus simplement résoudre les grandes questions de l'humanité dans un petit livre (2003, aux éditions d'Organisation) accessible gratuitement en PDF (livre freeware) :http://pauillac.inria.fr/~weis/info/haladjian.pdf. A lire sans modération.
DominiqueD
Je l'avais lu à l'époque de sa sortie et je l'avais oublié avec le temps, je vous remercie de me l'avoir remémoré et en effet, il est toujours aussi jubilatoire!
Je me souviens aussi à l'époque qu'un site avait un générateur de business plan pour faire gagner du temps, vous remplissiez les champs d'un formulaire et ça vous créait un fichier Power Point prêt à l'emploi :-)
L'ancien "consultant" que je suis revoit là une partie de son passé, notamment un béni-oui-ouisme étouffant...
Excellent article, félicitations!