Va-t-on vers un krach ?
23 mai 2013
Les motifs d’inquiétude sont nombreux, comme les raisons de rester confiant. Certains s’inquiètent plutôt pour les obligations que pour les actions.
Quand le président de la banque centrale américaine lui-même met en garde contre les risques pris sur les marchés financiers, comme il l’a fait le 10 mai dernier, les investisseurs ne restent pas indifférents. «Nous surveillons très étroitement les situations de ‘course au rendement’ et autres formes de prises de risque excessives qui pourraient affecter la valeur des actifs», a notamment déclaré Ben Bernanke, lors d’un discours prononcé dans l’enceinte des locaux de la Federal Reserve à Chicago. «Les acteurs des marchés financiers ont apparemment tendance à prendre davantage de risques quand l’environnement macro-économique est relativement stable», a-t-il observé, ce qui l’amène à conclure qu’«il se pourrait bien qu’une période de stabilité économique prolongée soit une arme à double tranchant».
Cette mise en garde contre les risques, assez tranchée pour un président de banque centrale, n’a pas entamé l’optimisme de Wall Street : le discours de Bernanke a aussitôt fait grimper des indices plutôt hésitants en début de séance et cette tendance ne s’est quasiment pas démentie durant la semaine suivante. Avertissement ne signifie évidemment pas danger immédiat. La fameuse «exubérance irrationnelle» évoquée par son prédécesseur Alan Greenspan le 5 décembre 1996 n’avait ému le marché que pendant quelques jours, et à juste titre : la Bourse américaine allait encore grimper de 105 % avant de commencer à fléchir en septembre 2000 !
Autant les professionnels sont restés de marbre, autant observe-t-on par contre un regain d’inquiétude parmi les investisseurs particuliers. Les marchés peuvent-ils vraiment continuer à grimper de la sorte alors que les indicateurs économiques restent moroses, voire décevants ? Quelques lettres boursières évoquent à nouveau la possibilité d’un krach, à tort ou à raison. Plusieurs éléments plaident en faveur du scénario optimiste, d’autres du scénario négatif. Force est pourtant de reconnaître que, pour chacun de ces éléments, on peut aisément trouver une faille, voire un contre-argument. Démonstration.
Le dopage des banques centrales
C’est l’argument massue qui fait l’unanimité parmi les économistes : le principal facteur de soutien aux marchés financiers est la politique très accommodante des banques centrales : elles ont ouvert en grand le robinet des liquidités, lesquelles inondent donc ces marchés. Ben Bernanke avait déjà promis que la Fed, qui achète chaque mois pour 85 milliards de dollars d’actifs (ce qui revient à injecter cette somme dans le circuit financier), ne changerait pas son fusil d’épaule aussi longtemps que le chômage dépasserait 6,5 % de la population active. Ceci pourrait mener à la mi-2015. Le président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi a de son côté précisé, en abaissant les taux au début de ce mois, que les vannes resteraient ouvertes jusqu’en été 2014. Et comme la banque centrale japonaise s’y est mise à son tour, et très massivement, c’est au niveau mondial que les marchés sont dopés. Ce dopage est double : outre qu’elles inondent les marchés de liquidités, les banques centrales assurent que les taux d’intérêt resteront bas pendant un bon moment encore. Ceci rassure les investisseurs et les pousse à acheter des actions, suivant l’effet «TINA». De fait, There Is No Alternative à la Bourse, puisque les rendements obligataires sont au plancher et le resteront.
MAIS…
Ce dernier élément, assez psychologique, renferme son propre poison. Il suffit en effet qu’il soit question d’une moindre ardeur des banques centrales pour que les marchés s’inquiètent et se replient. C’est ce qui s’est produit jeudi dernier, le 16 mai, quand le président de la Fed de San Francisco a laissé entendre qu’elle pourrait ralentir ses achats de titres cet été, compte tenu de la forte amélioration récente du marché américain du travail. Wall Street, qui avait résisté à deux mauvais indicateurs, a alors perdu un demi pour cent en une bonne heure ! Le dopage est une arme à double tranchant...
Les actions ne sont pas surachetées
L’envolée des indices boursiers ne signifie pas que les investisseurs se sont gavés d’actions au cours des derniers mois. Le dernier Fund manager survey du broker Merrill Lynch, qui fait le point tous les mois sur les opinions et les positions des gestionnaires de fonds au niveau mondial, révèle que ceux-ci ont récemment levé le pied dans leurs achats d’actions, hormis au Japon. Globalement, ils disposent même de liquidités fort abondantes. Un niveau supérieur à la moyenne qui, techniquement, s’apparente à un signal d’achat en Bourse, relève Frank Vranken, analyste chez BNP Paribas Fortis. Les hedge funds, ces fonds plus agressifs, ont au contraire misé massivement sur les actions. L’enquête rendue publique la semaine dernière par le gestionnaire d’actifs britannique Schroders confirme en partie cette situation. Elle fut menée, début avril, auprès de 14.800 investisseurs particuliers dans le monde. Pas moins de 29 % d’entre eux restent essentiellement investis en liquidités, mais ils sont 68 % à envisager d’investir en actions en 2013. La Bourse ne serait donc nullement «surachetée», suivant l’expression consacrée, ce qui signifie que son niveau n’est pas fragile. Dans un ordre d’idées voisin, le «baromètre de la peur» calculé par leCrédit Suisse est aujourd’hui au plus bas depuis un an. Ce CSFB Index mesure la propension des investisseurs à se couvrir contre une baisse du marché boursier (au moyen de produits dérivés sur l’indice S&P 500 de New York). Il a régulièrement dépassé le seuil des 30 % depuis le début de l’année, ce qui est en principe un signal négatif. Il a cependant plongé à 21,73 % à la mi-mai. Ce qui, toujours en principe, est un signal positif.
MAIS…
Les achats d’actions envisagés par les gestionnaires et les investisseurs s’orientent largement vers l’Asie et très peu vers l’Europe, qui n’inspire que moyennement confiance à la plupart d’entre eux. Par ailleurs, le succès que les groupes de private equity rencontrent en introduisant leurs pupilles en Bourse laisse songeur. Plusieurs reconnaissent qu’ils en ont obtenu des prix inespérés, révèle le Financial Times. Voilà qui fait penser à une bulle...
L’Europe du Sud se redresse spectaculairement
Les pays du Sud montrent des signes de redressement parfois remarquables. Le 7 mai dernier, le Portugal a effectué son retour sur le marché obligataire, deux ans après son renflouement par l’Europe. Il a dû offrir un taux de 5,7 % à 10 ans, mais la demande des investisseurs a porté sur un multiple des 3 milliards demandés, signe de fameuse confiance. En Espagne, le rebond des exportations a permis au pays de presque effacer le déficit de sa balance des comptes courants : il a fondu de 37,5 milliards d’euros en 2011 à 8,3 milliards en 2012. Et ceci sur la lancée des deux années antérieures : exprimé en pour cent du PIB cette fois, ce déficit est revenu de quelque 10 % en 2007 et 2008, à 1 % seulement l’an dernier. La compétitivité de l’Espagne s’est vivement redressée, comme en témoignent les investissements décidés par Ford et Renault.
Même la Grèce commence à sortir la tête hors de l’eau, jugent nombre d’économistes et analystes. Ainsi que plusieurs hedge funds ! Quatre d’entre eux figurent parmi les principaux souscripteurs à la prochaine augmentation de capital d’Alpha Bank. Le hedge fund Dromeus a même lancé l’an dernier un véhicule spécifiquement dédié à la Grèce, jugeant que les perspectives de gain étaient exceptionnelles en regard du risque. L’agence de notation Fitch a relevé son rating du pays de six crans, à B- (ce qui reste «très spéculatif») et l’obligation d’Etat à 10 ans affiche aujourd’hui un taux de 8 % , contre un sommet de... 29 % voilà un an.
MAIS…
Ces hedge funds sont des spéculateurs plutôt que des investisseurs, qui misent sur des opportunités de court terme même si les éléments fondamentaux ne leur inspirent pas (encore) confiance à plus long terme. D’autre part, plusieurs économistes ont exprimé leurs craintes à l’égard d’une explosion sociale qui surviendrait avant que l’amélioration de la situation économique ne désamorce cette bombe à retardement.
L’Europe est toujours en récession
Si la croissance reste assez molle aux Etats-Unis, en regard des performances passées, elle est carrément négative en Europe, en dépit de la meilleure tenue des pays du Sud. Pas dramatiquement, comme à la fin 2008 et au début 2009, mais négative quand même, avec -0,2 % pour la zone euro au premier trimestre de cette année. Deux circonstances aggravantes. D’une part, c’est le 6e trimestre d’affilée que le rouge est mis, ce qui est tristement historique. D’autre part, les chiffres de ce début d’année sont inférieurs aux attentes, ce que les investisseurs n’apprécient jamais. Les économistes attendaient en effet un repli plus symbolique, limité à -0,1 %. Plusieurs pays ont donc déçu, au premier rang desquels l’Allemagne, avec +0,1 % à peine au lieu du +0,3 % attendu. On peut considérer que c’est une 3e circonstance aggravante !
MAIS…
Les hedge funds évoqués plus haut ne sont pas seuls à s’intéresser aux valeurs européennes. Gonflés de liquidités par leur banque centrale, les investisseurs japonais réalisent ces dernières semaines d’importantes emplettes sur le Vieux Continent, en obligations surtout. De son côté, le légendaire investisseur américain Warren Buffett a déclaré qu’il avait commencé à acheter des valeurs européennes. «Pas parce que les nouvelles sont bonnes, mais parce que les prix sont bons.»
Le ratio cours/ bénéfice «Shiller» suscite la prudence !
Si l’on prend en compte le niveau exceptionnellement bas des taux d’intérêt, la Bourse est très bon marché aux Etats-Unis et plus encore en Europe. Si l’on s’en tient au classique rapport cours/bénéfice (C/B, noté P/E en anglais), les marchés boursiers sont, plus modestement, qualifiés de «pas trop chers» par les analystes. Ces C/B se situent en effet aux environs de leurs moyennes historiques. Un peu au-delà outre-Atlantique, plutôt en deçà en Europe. Pour Robert Shiller, professeur à Yale et grand nom de la finance, la Bourse américaine est au contraire franchement chère. Son jugement se base sur le même rapport C/B, mais rectifié à sa façon. Comment ? En ne retenant pas le bénéfice de l’année en cours ou de la suivante, mais la moyenne des 10 dernières années, ce qu’il note P/E10, ou encore CAPE, pour cyclically adjusted price earning. Il s’agit en effet pour lui de gommer les variations cycliques de l’économie et donc les valeurs extrêmes du bénéfice. Résultat : son P/E10 s’inscrit actuellement à 23, contre une moyenne historique de 16. Autrement dit, la Bourse américaine est chère. Si elle n’en a pas l’air suivant le P/E classique, c’est grâce à la remarquable amélioration des bénéfices opérée au cours des dernières années. Mais cette belle rentabilité est-elle durable si l’économie continue à tourner au ralenti ? Tel est l’avertissement sous-jacent du P/E10 de Robert Shiller.
MAIS…
Comme en témoigne le graphique ci-contre (Ratio cours/bénéfice Shiller du marché américain), la cherté de Wall Street ne date pas d’hier : elle remonte même au milieu des années 1990. Et quand la bulle Internet a éclaté en 2000 et 2001, ce P/E10 était de l’ordre de 40. Son niveau actuel peut inciter à la prudence, mais ne résonne pas comme une alarme.
La déflation pourrait menacer
Beaucoup craignaient un regain d’inflation engendré par la planche à billets qui tourne à plein régime à Washington. Certains la souhaitent même, pour alléger la charge de la dette des Etats. Ces derniers mois pourtant, on assiste au phénomène inverse : l’inflation est en fort ralentissement. En rythme annuel, elle a baissé à 1,2 % seulement en avril dans la zone euro et à 1,1 % aux Etats-Unis. En cause : un repli des prix de détail le mois dernier : -0,1 % dans l’Union européenne et -0,4 % outre-Atlantique, ou le recul était déjà de mise en mars, avec -0,2 %. Une poursuite de cette désinflation pourrait mener à la déflation, c’est-à-dire à une baisse des prix, phénomène qui constitue une catastrophe sur le plan économique. Même sans aller jusque-là, les seules craintes de déflation peuvent causer de gros dégâts sur les marchés financiers.
MAIS…
On n’en est pas là. Sur base mensuelle, une inflation négative n’est pas exceptionnelle. Pas plus qu’un rebond de l’inflation. On a ainsi noté +0,7 % en février aux Etats-Unis et +1,2 % en mars dans l’Union.
On craint un krach obligataire
La forte baisse des rendements ne vaut pas que pour les emprunts d’Etat. Elle vaut tout autant pour les obligations d’entreprises, ce qui explique que les émissions atteignent des niveaux record en ce début d’année aux Etats-Unis. Le taux moyen des obligations émises par les entreprises s’est écrasé à 3,35 % début mai, a calculé Bank of America. Ce taux dépassait 11 % en 2008 ! Cette énorme différence est largement due à la chute du rendement des obligations à haut risque : à quelque 5 % aujourd’hui, le papier émis par ces entreprises risquant la culbute rapporte moins que les obligations de l’Etat américain en 2007. «Je suis désolé pour ceux qui achètent de telles obligations», a récemment déclaré Warren Buffett. Quant à Bill Gross, gestionnaire du plus important fonds obligataire du monde, il estime que le formidable mouvement de baisse des taux entamé voilà trois décennies a pris fin le 29 avril dernier. Autrement dit, les taux auraient à présent inversé leur mouvement et les investisseurs en obligations vont commencer à subir des moins-values. S’ils n’excluent pas quelques mouvements de baisse épisodiques en Bourse, c’est à de vives déconvenues en obligations que s’attendent nombre de spécialistes. Voire à l’un ou l’autre krach...
Guy Legrand
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