Dassault : L’éternel franc-tireur de l’aéronautique
19/12/2011 à 12:30 / Mis à jour le 27/12/2011 à 15:53
Depuis quatre-vingts ans, les avions de combat, puis les jets d’affaires de cette firme familiale ont acquis une réputation d’excellence. Mieux, ils génèrent d’énormes bénéfices.
En 1909, un lycéen parisien aperçoit pour la première fois de sa vie un aéroplane qui survole la cour de récréation. Ce jour-là, le jeune Marcel Bloch décide de consacrer sa vie à ces drôles de machines volantes.
Après des études d’ingénieur (électricité, puis aéronautique), il assoit sa réputation durant la Grande Guerre en concevant l’hélice Eclair, qui équipe l’appareil de l’as Georges Guynemer, et un chasseur en collaboration avec Henry Potez. Puis il s’occupe d’immobilier et d’automobile, avant de revenir à l’aviation après avoir assisté à l’arrivée triomphale du Spirit of St. Louis de Charles Lindbergh.
Dès les années 1930, il devient le premier constructeur aéronautique français, produisant des avions civils (notamment des trimoteurs «coloniaux» très robustes) et des bombardiers. Déjà, il se singularise par sa fibre sociale teintée de paternalisme. Quand, en 1936, le Front populaire impose aux entreprises d’instaurer deux semaines de congés payés, il en concède une troisième et propose un intéressement aux bénéfices, que refusent les syndicats, alors opposés à toute forme d’association au capital. Et, bien avant la loi de 1967 sur la participation des salariés aux bénéfices, il a déjà mis en place ce dispositif avec un taux supérieur.
Cette attitude inhabituelle chez les patrons ne lui épargne pas la nationalisation de ses usines par le Front populaire en 1937. Alors que la guerre fait de l’aéronautique une priorité, il démissionne en 1940, à la suite de différends avec l’Etat, devenu son actionnaire. Quand survient la défaite, le régime antisémite de Vichy l’interne en tant qu’individu «dangereux pour la défense nationale et la sécurité publique». Les Allemands le déportent en 1944 au camp de Buchenwald. Il en réchappe grâce à des militants communistes et ne l’oubliera jamais, acceptant les syndicats, notamment la CGT, comme un contre-pouvoir légitime dans son entreprise.
A la Libération, Marcel Bloch a 53 ans. Il revient à Paris très affaibli par sa détention. Mais cet homme superstitieux, qui conserve dans son portefeuille un trèfle à quatre feuilles ramassé en 1939, croit encore à sa chance. Pour tourner la page, il adopte le patronyme de Dassault pour lui-même et sa société et repart à la conquête du ciel, encouragé par les commandes de l’armée de l’air.
L’entreprise mise sur les moteurs à réaction, dont Marcel Dassault pressent qu’ils vont supplanter la propulsion à hélice, à commencer par les avions de combat. Dès la sortie de l’Ouragan, adopté par les armées française, indienne et israélienne au début des années 1950, le patron met au point sa rigoureuse politique de «petits pas», qui perdurera jusqu’au Rafale.
Chaque prototype capitalise les acquis de l’avion précédent en améliorant des solutions éprouvées, de façon à ce que les innovations se doublent d’une grande fiabilité. Une prudence dont témoigne aussi le «Guide maison de l’ingénieur d’essai», qui martèle dans son introduction «L’optimisme est le pire ennemi». Le succès de Dassault repose aussi sur la recherche d’un équilibre optimal entre la maîtrise d’œuvre de ses programmes et la flexibilité : si l’entreprise assure le développement de ses appareils, de la mise au point du prototype au service après-vente, elle reste avant tout un assembleur. Et n’hésite pas à recourir à la sous-traitance française ou internationale pour les pièces non stratégiques.
Enfin, sur le plan managérial, le mérite prime sur l’ancienneté. Un pari audacieux à l’époque, mais qui attire dans le bureau d’études maison de talentueux ingénieurs. Dès 1956, ils mettent au point le Mirage III, premier avion européen volant à plus de Mach 2. Comme le Convair F-102 américain, sorti peu avant lui, et le MiG 21 soviétique, son contemporain, il est doté d’une aile delta.
Matois sous des dehors bonhommes, Marcel Dassault ne recule devant aucune astuce pour doubler la concurrence. Quand, à la fin des années 1950, un avionneur américain l’invite à la cérémonie d’inauguration d’un prototype d’avion de chasse, il dépêche pour le représenter un photographe et un journaliste de «Jours de France», le magazine concurrent de «Paris Match» qu’il a créé.
A la fin de la cérémonie, le photographe demande s’il peut prendre des photos-souvenirs de son collègue devant l’avion. Les Américains acceptent, sans remarquer le manteau à petits carreaux porté par le journaliste. A partir des clichés, le bureau d’études Dassault recalcule en quelques jours les mesures exactes du prototype…
Vis-à-vis de l’Etat français, qui est son principal client, Marcel Dassault ne se contente pas de répondre aux appels d’offres publics. Il se fait élire à l’Assemblée nationale sans interruption de 1951 à 1986, année de son décès, afin de garder en permanence le contact avec les décideurs politiques. Visionnaire, il finance surtout sur ses fonds propres de multiples projets, versions et options, élargissant ainsi le marché potentiel et les possibilités d’utilisation de chacun de ses appareils.
Une stratégie qui favorise aussi sa réussite à l’exportation. Durant la guerre des Six-Jours, en 1967, les Mirage III acquis par Israël l’emportent haut la main sur les MiG soviétiques de l’Egypte et de la Syrie, assurant une célébrité mondiale à cet avion. Mais, à la suite d’une attaque israélienne sur Beyrouth en 1968, le général de Gaulle décrète un embargo sur les matériels de guerre français destinés au Moyen-Orient.
L’Etat hébreu diversifie alors ses achats au profit des Etats-Unis, qui remplacent la France comme fournisseur privilégié de Tsahal. Qu’à cela ne tienne : la diplomatie française se rapprochant des pays arabes, Dassault commence à vendre ses Mirage à la Libye, à l’Arabie saoudite puis à l’Irak.
De par son activité, l’avionneur entretient avec le pouvoir politique des liens étroits, voire «incestueux», selon les termes de son biographe Guy Vadepied. L’Etat est en effet à la fois le client et, pour les ventes à l’étranger, le tuteur du constructeur.
Légitimiste par intérêt, Marcel Dassault soigne ses relations avec tous les gouvernements en place. Radical-¬socialiste dans les années 1930, il se rallie progressivement aux gaullistes dans l’après-guerre. Outre sa longue carrière parlementaire, il devient un des grands argentiers de la République, à une époque où aucune loi ne régit le financement de la vie politique. «Nous vendons beaucoup à l’exportation. C’est l’étranger qui finance les campagnes politiques. Il suffit de majorer un peu les prix à l’exportation», explique-t-il benoîtement à ses collaborateurs.
Le parti gaulliste est le plus gâté, mais aucune de ses «danseuses», comme il appelle les récipiendaires de ses faveurs, ne peut se prévaloir d’avoir le monopole de son portefeuille. L’avionneur, qui se targue de «financer la démocratie», soutient même les communistes (à cause de Buchenwald) en achetant des pages entières de publicité dans «L’Humanité».
«Personne ne résiste à l’argent», a coutume de dire Marcel Dassault. Il applique aussi la maxime dans sa circonscription, en arrosant les électeurs et les maires de piscines et de salles des fêtes, et en organisant sur ses deniers personnels des tombolas très généreusement dotées lors de ses campagnes électorales.
Son influence dans la vie politique s’exerce aussi à travers ses investissements dans «Jours de France» et la presse locale. Une tradition que son fils Serge Dassault a perpétuée en rachetant «Le Figaro», et en détenant jusqu’à leur revente en 2006 l’ex-pôle de presse régionale du groupe Hersant et le groupe Express-Expansion.
Jusqu’au milieu des années 1970, le constructeur vit son âge d’or. L’affrontement entre l’Occident et l’URSS alimente une course aux armements sur tous les continents et le carnet de commandes de Dassault se remplit. Au Mirage III, fabriqué à 1 400 exemplaires (en comptant le Mirage 5, qui en est dérivé) et vendu dans vingt et un pays (Espagne, Suisse, Israël, Pakistan, Australie, Argentine, Afrique du Sud…), succède le Mirage IV, le bombardier nucléaire de l’armée française, puis le Mirage F1, construit à 700 exemplaires et acheté par onze pays.
En 1954, Marcel Dassault crée aussi un département consacré à l’électronique embarquée, afin de révolutionner les systèmes d’armes et de navigation. Transformé en entreprise autonome en 1981, Dassault Systèmes est devenu depuis l’un des fleurons mondiaux de l’industrie informatique. Ses logiciels de conception assistée par ordinateur et de gestion de projets sont utilisés en particulier par les constructeurs aéronautiques (Boeing, Airbus, Bombardier…), dans l’industrie automobile (Daimler, Volkswagen, équipes de Formule 1) et par des clients aussi différents que Carrefour, Adidas ou Nikon.
Devenu un acteur majeur de l’aéronautique de défense, Marcel Dassault est l’un des premiers constructeurs d’avions qui entrevoit le potentiel du marché des jets d’affaires. Entrer dans l’aviation civile lui permet de plus de se diversifier sur un marché échappant aux aléas des autorisations de l’Etat et du budget des armées. Dès 1961, il commence l’étude d’un biréacteur pour huit passagers avec moteurs placés à l’arrière. Le Mystère 20 sort en 1964, suivant de près le premier jet d’affaires, le Learjet 23.
La compagnie aérienne Pan Am, qui souhaite créer un département avions d’affaires, mandate Charles Lindbergh pour le tester. Séduit par cet appareil confortable et sûr, le célèbre aviateur télégraphie le soir même à Juan Trippe, le P-DG de Pan Am : «J’ai trouvé notre oiseau.» Suit une commande de 40 exemplaires. Dassault vend aussi 33 exemplaires du Mystère 20 (rebaptisé Falcon 20 sur le marché américain, un nom qui restera celui de tous les jets d’affaires Dassault) à Fred Smith, qui le choisit comme premier avion pour FedEx, et 41 aux gardes-côtes américains.
Aujourd’hui, l’avionneur français, qui a sorti dès 1976 le triréacteur Falcon 50, capable de franchir d’un coup d’aile l’océan Atlantique, est devenu l’un des principaux acteurs de l’aviation d’affaires, avec Gulfstream et Bombardier. Son dernier-né, le Falcon 7X, lancé en 2007, peut transporter seize passagers sur près de 11 000 kilomètres. Des dizaines de patrons ont commandé ce joujou dont le prix dépasse 50 millions de dollars. Nicolas Sarkozy en a également un (surnommé «Carla One» par les pilotes de l’armée de l’air) à sa disposition.
A partir du milieu des années 1970, la réussite des Falcon est cependant temporairement mise à mal par les dévaluations du dollar et les crises pétrolières. Et, du côté de l’aéronautique de défense, les contrats sont également moins nombreux. En 1975, le Mirage F1 de Dassault perd le «marché du siècle» face au F-16 américain, choisi par les armées des Pays-Bas, du Danemark, de la Norvège et de la Belgique.
Dassault en tire la leçon en incorporant des commandes électriques et des matériaux composites dans le Mirage 2000, qui fait son premier vol en 1978. Les affaires repartent, le Mirage 2000 étant exporté dans huit pays (dont les Emirats arabes unis, la Grèce, l’Inde et Taïwan) et les nouvelles déclinaisons du Falcon séduisant les multinationales.
En 1976, un chef comptable de Dassault dénonce des comportements répréhensibles (fraude fiscale, détournements de fonds servant au financement de la vie politique…), ouvrant la voie à une commission d’enquête parlementaire. Le scandale est tel que le président Giscard d’Estaing impose en 1977 à Dassault Aviation une prise de participation minoritaire de l’Etat. En 1981, nouveau choc : l’élection de François Mitterrand entraîne la nationalisation de l’avionneur, au moment où une récession mondiale amène ce dernier à fermer des sites industriels.
Ensuite, les déconvenues se succèdent dans l’activité militaire. Le succès du Mirage 2000 est tempéré par l’échec du Mirage 4000, un prototype que le constructeur a financé sur fonds propres dans l’espoir de le vendre en Arabie saoudite, puis par celui du Rafale à l’exportation. Dassault se console en vendant ses Falcon, car les papes de l’économie numérique, les milliardaires des pays émergents et les sociétés de location élargissent le marché des jets d’affaires. Aujourd’hui, 75% des ventes de la société proviennent de l’aviation civile.
Mais, depuis trois ans, la crise financière a aussi affecté ce marché, et le chiffre d’affaires s’en est ressenti : 4 milliards en 2007, 3,7 en 2008, 3,4 en 2009, 4,2 en 2010 (grâce à la livraison de 95 Falcon, un record) et rechute prévue à 4 milliards en 2011. Soit huit fois moins que le leader mondial de l’aviation militaire, Lockheed Martin.
Qu’importe, puisque bon an mal an Dassault Aviation demeure bénéficiaire, avec un taux de marge (10,3% en 2010) réputé parmi les plus élevés du secteur. Une réussite qui tient aux caractéristiques des Falcon : ces avions haut de gamme, à long rayon d’action, résistent mieux que leurs concurrents à la guerre des prix qui sévit en période de vaches maigres. A cela s’ajoute une organisation industrielle flexible : quand les commandes chutent, Dassault rapatrie en interne les travaux confiés aux sous-traitants pour maintenir son plan de charge. Enfin, il est possible que le trèfle à quatre feuilles de Marcel Dassault, conservé par Serge depuis la mort de son père, protège toujours la firme, qui l’utilise comme logo.
Frédéric Brillet
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