dimanche 1 avril 2012

Un banquier atypique


Le Soir Samedi 31 mars et dimanche 1er avril 2012

Matthieu Pigasse, patron de la banque d’affaires Lazard France, spécialiste des dettes souveraines, actionnaire du journal Le Monde et des Inrocks, sort un livre traçant le portrait d’une Europe « sans croissance, sans espoir, sans projet, sans institutions adaptées » qui n’a plus à offrir à sa jeunesse que « inégalité, précarité et pauvreté ».Un livre qui face à la crise économique, politique et morale qui touche l’Europe appelle à la révolution et à un renversement des valeurs.
Vous affirmez que la crise actuelle n’est pas une réplique de la crise américaine de 2007/2008. Pourquoi ? Cette crise est spécifiquement européenne et aurait eu lieu en tout état de cause. La crise américaine n’a fait qu’accélérer les choses. On est à la fois victime des succès et des insuffisances de l’euro. La monnaie unique a permis une chute générale des taux d’intérêt, ce faisant elle a favorisé un endettement trop important. Elle a aussi supprimé les risques de change entre pays ce qui a entraîné un déplacement massif de capitaux du nord vers le sud de l’Europe, vers des activités à faible valeur ajoutée ou des services non exportables comme le tourisme, l’immobilier, la distribution… Les insuffisances de la zone euro, c’est son caractère inachevé. Une monnaie unique n’a aucun sens si elle n’est pas accompagnée d’une réelle intégration. Il y a urgence à s’unir. L’Europe est notre chance. Ensemble, unis, nous serons forts…  
La crise n’est pas que financière… Ce n’est pas une crise que nous connaissons mais la fin d’un modèle. Ce qui arrive est le reflet d’un problème beaucoup plus profond : l’absence de croissance depuis 20 ans. L’Europe s’est menti à ellemême pendant tout ce temps en entretenant une croissance artificielle via le recours à l’endettement. Aujourd’hui, on est à nu. Tous nos ressorts de croissance sont cassés. La population ne croît plus, ni la productivité, ni la consommation puisque les politiques d’austérité et de modération salariale vont peser sur elle. Et quand aucun de ces trois paramètres n’est dans le bon, on n’a pas non plus d’investissements.
Certains disent déjà que la crise est derrière nous. Faux ? Faux. Ce qui s’est passé en Grèce peut demain se passer en Espagne, Italie ou France. Et là, les montants en jeu seront bien plus considérables. On n’aura pas les moyens pour y faire face. Il y a urgence à agir : mener la révolution de l’intégration européenne et mettre en oeuvre des stratégies volontaristes de croissance pour sortir de l’austérité qui n’ajoutera que la récession à la récession.
Vous avez conseillé le gouvernement grec dans la restructuration de sa dette. La situation est-elle réglée ? On a réglé le problème financier mais les difficultés économiques et sociales restent plus que jamais là. La profonde récession que connaît ce pays me préoccupe. Le PIB a reculé de 20 % en 4 ans ! Je suis inquiet sur sa capacité à croître et à gérer l’énorme tension sociale qui existe. La Grèce est proche du chaos et du KO.
Pensez-vous qu’elle pourra tenir l’objectif fixé, à savoir diminuer sa dette à hauteur de 120 % du PIB en 2020 ? Je n’ai aucune raison de croire qu’on ne l’atteindra pas.
Pour aider l’Europe à retrouver la croissance, vous voulez que les pouvoirs publics encouragent davantage la prise de risque qui est pour vous une valeur de gauche. Généralement, c’est la sécurité la valeur de gauche… Ça peut paraître paradoxal mais j’assume. La droite n’a pas le monopole de l’entrepreneuriat. La meilleure façon de donner à chacun sa chance, c’est de lui permettre de prendre en main son destin et de lutter contre les phénomènes de rente. Il faut encourager la prise de risque, la récompenser quand elle fonctionne et protéger quand elle échoue.
L’Europe souffre aussi du fait, selon vous, que c’est « un Continent de vieux, géré par et pour des vieux ». C’est une formule mais en effet, parce que nous vieillissons, les politiques économiques favorisent les vieux et volent l’avenir de nos jeunes. Comment expliquer qu’en France, l’imposition du revenu du capital représente 8 % du PIB et l’imposition des revenus du travail 22 % ? Qui a le capital ? Les vieux. Les jeunes n’en ont pas, ils sont au début de leur vie. Pour des raisons économiques et sociales évidentes – favoriser le risque, le travail… –, il faudrait moins imposer le travail et fiscaliser davantage le capital. Il faut donner la priorité aux jeunes dans nos politiques. En France, 75 %des jeunes sont au chômage ou ont des contrats précaires ou à durée déterminée. Il ne faut pas s’étonner de voir éclater des émeutes. La rupture sociale est proche.
Vous êtes entré dans la campagne électorale à votre insu. Nicolas Sarkozy a utilisé votre nom pour montrer les liens qui unissent François Hollande au monde de l’argent. Cela vous a déplu ? C’est injuste et faux. Je n’ai mis mes moyens financiers au service de personne comme il le prétend et je ne fais partie d’aucune équipe électorale. Par ailleurs, l’argent que j’ai, je l’ai gagné, je ne l’ai pas hérité. Et je l’investis en totalité dans des entreprises qui se développent et créent de l’emploi.
En France, le bonus de Maurice Levy, patron de Publicis (16 millions d’euros), fait polémique. Votre avis ? Je ne suis pas contre des salaires élevés à condition qu’ils soient la contrepartie d’un risque, qu’il y ait une juste redistribution – d’où l’importance de la taxation des hauts revenus – et que ces mécanismes de rémunération n’encouragent pas des comportements dangereux comme on l’a vu avec les traders.
Vous êtes en faveur de la proposition de François Hollande qui veut taxer à 75 % les hauts revenus ? Oui. A crise exceptionnelle, mesures exceptionnelles.
Ne craignez-vous pas que cela n’entraîne une fuite des riches ? Je suis partisan de faire le lien entre citoyenneté et fiscalité. Les exilés fiscaux devraient pouvoir être taxés là où ils se trouvent. C’est ce que font les Etats-Unis.
Vous dénoncez le capitalisme financier et un système dont le seul objectif semble d’augmenter les privilèges des plus riches. Vous êtes pourtant vous-mêmes un rouage de ce système en tant que patron d’une banque d’affaires… Je suis libre de mes combats. Il n’y a aucun paradoxe. Lazard n’a de banque que le nom. On fait du conseil stratégique pour des entreprises qui se développent, pour des gouvernements, jamais pour les particuliers, jamais sur les marchés.
Pourquoi investir dans la presse qui n’est pourtant pas un secteur porteur ? Parce que je crois à son utilité sociale et démocratique et parce que j’ai un attachement familial avec ce secteur. Je pense en outre qu’il n’y a pas de fatalité à ce que la presse perdre de l’argent. Quand on a pris le contrôle du « Monde » avec Pierre Bergé et Xavier Niel en 2010, la perte d’exploitation était de 5 millions. Aujourd’hui, on réalise un bénéfice de 5 millions. Notre diffusion a progressé l’année dernière de 2 %alors que le marché reculait de 9 %.
Comment avez-vous redressé Le Monde ? La rédaction a fait un gros travail sur le contenu : lancement du magazine « M » le week-end, nouveaux suppléments… C’est la preuve que quand on renforce le contenu, le lecteur répond présent. On a aussi réduit les coûts en jouant sur les synergies entre titres (Telerama, Courrier international…). Puis le journal a étoffé son offre digitale et sa présence sur les réseaux sociaux pour drainer du trafic vers le site.
Pouvez-vous tirer un premier bilan du site d’info Huffington Post que Le Monde a lancé en France le 23 janvier ? C’est un grand succès.On a plus de 2 millions de visiteurs uniques par mois, 15 millions de pages vues et on est déjà le 11 ou 12ème site d’info français le plus consulté.

JEAN-FRANÇOIS MUNSTER




BIOGRAPHIE

Inclassable Matthieu Pigasse, 42 ans, est un drôle de personnage. Ce financier de haut vol, richissime patron de la très discrète banque d’affaires Lazard France, fait mentir les clichés qui collent à sa fonction. Grand amateur de musique punk, fan des Clash, des Sex Pistols et de leur culture provoc et nihiliste, il se réclame des valeurs de la gauche et n’a de cesse de stigmatiser les rentiers et leurs privilèges. Pas banal. Son argent ? Il s’en sert pour racheter Le Monde ou les Inrocks plutôt que d’investir dans des secteurs plus porteurs. Hyperactif, ambitieux, soucieux de son image, Matthieu Pigasse trace sa voie à la vitesse de la lumière dans les hautes sphères politiques, économiques et médiatiques françaises. Il a grandi dans un petit village de la Manche, dans une famille où la presse est très présente (son père est journaliste, son frère a créé le magazine people Public). Après avoir étudié à l’ENA, il rentre au ministère de l’Économie. Très vite il est repéré par Dominique Strauss-Kahn puis par Laurent Fabius qui font de lui l’un de leurs principaux conseillers. Lors du retour de la droite au pouvoir en 2002, il rejoint Lazard grâce à Alain Minc. Il s’occupe de conseiller les Etats. Son premier mandat, la renégociation des 100 milliards de dollars de dettes de l’Argentine le place sur orbite. Il vole au chevet des Etats du monde entier, réussit aussi de beaux « coups » en France : revente du PSG, recapitalisation de Libé… Et après ? Futur ministre, si Hollande devient président ? « Je n’ai pas de plan de carrière, ni d’ambitions, lâche-t-il. Je suis un anarchiste… » J.-F. M.



RÉSUMÉ DU LIVRE

Dans Le monde d'après paru début 2009, Matthieu Pigasse annonçait les risques de faillite des États européens. Aujourd' hui, l'Europe est au bord de la rupture : sans croissance, sans projet, sans espoir, sans institutions adaptées, sans dirigeants à la hauteur des enjeux. Avec la crise pour seul horizon : no future.… Avec Révolutions, Matthieu Pigasse, dresse un état des lieux d'une crise qui se décline autour des trois ' '. Inégalité, précarité, pauvreté sont en train de prendre une ampleur sans précédent en Europe et en France, et donnent naissance à des mouvements de contestation tels que celui des indignés. Le risque de violence monte contre un système dont le déclassement social est la norme et dont le seul objectif semble être de perpétuer les privilèges. Pour faire face à cette crise, nous n'avons d'autre choix que celui d'écrire le scénario d'une Europe forte, car unie et intégrée. L'Europe doit accomplir sa révolution, une révolution économique et politique. Mais cela ne suffira pas. Il faut aller au-delà et renverser les valeurs : encourager le risque face à la rente, le dynamisme des jeunes face à tous les conservatismes, l'ouverture au monde face à la tentation du repli sur soi. Autant de pistes que Matthieu Pigasse propose ici de développer.




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