mardi 9 octobre 2012

O tempora o mores !




L’ère du fake

Jeux de pouvoir, jargon managérial abscons, hypocrisie des discours... Le monde du travail serait truffé d’impostures, de serial-menteurs et de professionnels de la langue de bois. Pour réussir, faut-il apprendre à jouer du pipeau ?
L'homme est de glace aux vérités. Il est de feu pour les mensonges, écrivait La Fontaine.Soyons honnêtes : le mensonge, c’est la vie. Patrons, banquiers, traders, publicitaires, politiques, nous mentons tous. Quotidiennement, et même plusieurs fois par jour. Nous mentons pour protéger nos intérêts et ceux des autres. Nous mentons pour préserver notre image, nous mentons pour nous faire valoir ou pour séduire... Le mensonge est un mal nécessaire, inhérent à la vie sociale. Certains, simplement, mentent plus que d'autres.
Faux-cul, telle serait la couleur de l’époque. En dépit des impératifs de transparence, ce sont les serials-menteurs, experts en artifices et du double langage, qui tiennent le haut du pavé. À eux s’ouvrent les portes de la gloire. Et les promotions, explique Corinne Maier, économiste, psychanalyste et auteur du « Petit manuel du parfait arriviste », un livre rédigé au stylo Kalachnikov. Ancienne « naïve et perdante », elle l’annonce sans scrupule : Le mytho-man est devenu l’idole des open spaces. Pour réussir, chacun doit travailler son employabilité, sa légende personnelle. Et cela passe nécessairement par la manipulation à son profit des autres et des événements.
Pour convaincre, il faut raconter une histoire : la mode est au storytelling. Que l'histoire soit réelle ou inventée, peu importe : une fiction bien agencée est souvent plus convaincante que la plate et banale vérité. Les entreprises elles-mêmes ne jouent pas la sincérité. De peur de ne pas être assez attractives, elles se parent d'atouts trop beaux. Elles prétendent être ce qu'elles ne sont pas. Une source de déception qui conduit souvent au désengagement, insiste Corinne Maier. Ainsi, à la multitude d'informations dont nous sommes bombardés, et qui influencent nos opinions, se mêlent insidieusement des manipulations professionnelles qui peuvent aller de la petite mise en scène au gros mensonge.

Le mytho-man au travail

Le psychanalyste Patrick Avrane distingue trois types d'imposteurs : les capteurs d'identité, les mystificateurs – qui ne mentent pas sur leur identité mais prétendent à des compétences qu'ils n'ont pas – et les hypocrites tel le Tartuffe de Molière. Dans tous les cas, le secret d'une imposture réussie est de dénicher la place à laquelle ses interlocuteurs le désirent, confie le psychanalyste
Ces « menteurs » véritables, qui sont-ils ? Des manipulateurs, pratiquant l'affabulation pour mener leurs victimes là où ils le désirent ? Des joueurs, pour qui la vie ne vaut d'être vécue qu'en endossant plusieurs rôles ? Pas d'illusions à avoir, en effet : presque toujours, celui qui est passé maître en fait de tromperie l'est dans son propre intérêt. Qu'il s'agisse de protéger son statut et sa liberté, d'accroître son pouvoir ou d'échapper aux contraintes, il s'agira d'abord, à ses yeux, du chemin le plus court et le plus sûr pour parvenir à ses fins. L’arriviste est un cynique prêt à tout pour se placer dans la société et s’intégrer. Mais il est sûr qu’il vise toujours l’échelon supérieur, explique Corinne Maier. Quand il arrive et qu’il est sans humour, il est fier et se met en avant. L’arriviste utilise tous les moyens disponibles pour se vendre et traiter les autres comme des objets.
Petit réconfort pour les moralistes : les mensonges que l'on profère dans la vie courante n'ont pas tous pour objet de s'avantager soi-même. On peut travestir la vérité pour autrui, pour ne pas inquiéter ou pour protéger quelqu'un. Des mensonges « altruistes », en quelque sorte, pour lesquels les femmes semblent plus douées que les hommes : contrairement à une idée tenace, les tests montrent qu'elles ne profèrent pas plus de mensonges qu'eux, mais elles le font une fois sur deux dans un but désintéressé.
Que devenir après une carrière d'imposteur ? Comment persuader ses interlocuteurs que, cette fois, on ne cherche plus à les escroquer ? La palme de la meilleure reconversion revient àFrank Abagnale Jr, dont la biographie a été adaptée en 2002 au cinéma sous le titre « Catch Me if You Can » par Steven Spielberg. Après de nombreuses escroqueries, Abagnale est, depuis trente-cinq ans, conseil en faux, auprès du FBI ! Sur son site, il indique qu'il est l'une des autorités les plus respectées au sujet du faux, des détournements de fonds et des documents sécurisés. Toutes les photos montrent qu'il a au moins des fausses dents.

Comment (ne pas) devenir un serial-menteur ?

Les adeptes de la gentillesse, de la transparence et de l’équité ne savent pas se faire respecter et ne vont pas bien haut dans la hiérarchie. C'est en décortiquant mes échecs que j'ai compris ce qu'il aurait fallu dire pour me placer, me vendre, gagner la protection des puissants, explique la très corrosive Corrine Maier, psychanalyste et auteur du « Petit manuel du parfait arriviste » (1). Le public visé par ce pamphlet n'est pas l'ouvrier d'usine ni l'employé de bureau, mais « le cadre moyen ». Elle lui adresse « trois contreconseils » forgés dans le cynisme le plus pur. Plus fake, tu meurs !

1. Parlez le jargon de la planète travail

Les open spaces résonnent de phrases mâchonnées et débraillées. Partout, on initie, on implémente, on impulse, on briefe, on débriefe, on optimise, on valide, on finalise. Truffée d’anglicismes, cette langue est en train de devenir le dialecte mondial.

2. Devenez élastique et malléable

Parler ne suffit pas. Il faut soigner l’être. Vous serez naturellement autonome et flexible. Votre autonomie fera l’objet d’une attention soutenue de la part de votre N+1 lors de votre entretien d’évaluation annuel. Vous y mettrez en valeur vos initiatives et vos idées, du moins toutes celles qui vous ont été soufflées par votre organisation. Car l’autonomie signifie se comporter de manière à répondre à l’attente du système. La firme veut des impliqués, pas des compliqués.

3. Menez vos inférieurs à la baguette

Si vous êtes responsable d’équipe, ne promettez rien, ne jurez rien. Le flou sera votre arme fatale. Votre parole louvoyante n’engagera que ceux qui l’écoutent. Vos subordonnés seront d’autant plus à votre merci qu’ils ne sauront pas précisément sur quel pied danser. Créez un état de déstabilisation des idées et des places.

4. Soyez sans pitié

Vos objectifs camouflés en jargon comptable seront précis et tranchants comme une lame de rasoir. Ils seront irréalistes, mais si vos troupes réagissent avec servilité, elles les rendront réalistes. Parfois au prix de leur santé et de leur sommeil. Ça, c’est leur problème. Truffez vos phrases de culture du résultat, de création de valeur, de démarche de la performance. Cela signifie qu’il faudra sabrer dans tout ce qui alourdit les coûts et amoindrit les résultats. C’est inévitable : à la fin, il y aura des victimes et des têtes tomberont.

5. Apprenez à neutraliser vos ennemis

Au travail, vous êtes entouré de personnalités toxiques qui rêvent de vous torpiller. Soit parce qu’elles vous envient vos talents, soit parce que vous leur avez réservé un coup de Jarnac qu’elles n’ont pas digéré. Vous serez un de ces tricheurs qui gagnent du terrain en lisière de file, sans se faire voir, pas à pas, en jouant discrètement des coudes. Vous ne travaillerez pas avec les autres, mais contre les autres. Vous pratiquerez sans tabou le droit d’ingérence. En vous ne sommeille pas un Big Brother, mais un little brother, à l’affût de toute rumeur exploitable.
(1) Petit manuel du parfait arriviste, Corinne Maier, éd. Flammarion, 182 p., 16 €.
Texte: Rafal Naczyk

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